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Liz McComb
Concert sacré
les 11 et 12 juin 2009
Paris, Saint-Sulpice

À Sylvia Schönfeld W.

 

La lecture d'un traité de médecine d'ibn Butlan1, nous avait, mon amie et moi, intrigués. Ce chrétien, médecin à  Bagdad, au xie siècle, bon observateur, remarquait que les femmes avaient plus de talent musical que les hommes, et que les femmes noires, étaient plus douées pour les rythmes que les femmes blanches. Il l'écrivit : « Si un Noir tombait du ciel, il le ferait en rythme ». Mais lui, qui avait aussi écrit un guide d'achat des esclaves, savait bien que les hommes noirs ne tombaient pas du ciel.

Nous voulions en avoir le cœur net, et ne manquions pas un concert parisien de musique noire, pas même celui de Sidney Bechet à l'Olympia, où ce sont les fauteuils cassés qui montèrent au ciel, avant de retomber à terre. Toutefois, nous ne perdions pas l'espoir de voir un musicien noir tomber du ciel, ou, moins ambitieux, du plafond.

Voilà pourquoi, nous étions, à l'église Saint-Sulpice, le 16 novembre 1969, pour écouter le « Concert sacré » de Duke Ellington. Ce n'était pas tout noir, puisque Alice Babs, le rossignol suédois, et la machine à swing vocal, les « Swingle Singers » participaient à la cérémonie2.


En 1969, le « Concert sacré » de Duke Elligton est également passé par Stockholm. Ici, Praise God and Dance (psaume 150), avec Alice Babs et Johnny Hodges, comme à Paris.

        Louez Dieu par l'éclat du cor
        Louez-le par la harpe et la cithare
        Louez-le par le tambour et
        Dansez — dansez — dansez
        Louez-le par les cordes et les flûtes
        L'orgue, les cymbales sonores
        Que tout ce qui respire loue Dieu
        Louez tous le Seigneur et
        Dansez — dansez — dansez

En ce temps, le parisien n'avait pas besoin de montre. C'était simple, il comptait une minute et demie par station de métro, et 5 minutes pour un changement de direction. Aujourd'hui, les arrêts intempestifs, ça donne le temps de lire, de draguer, ou de sommeiller, mais ça met en retard.

C'était quand même une belle usine à swing, avec Rufus « Speedy » Jones3, le plus déchaîné des batteurs, qui jouait sur une double batterie. Les  pierres de l'église Saint-Sulpice doivent en avoir gardé le souvenir. Sûr, si le message est monté, le béret du Père là-haut a dû être soufflé, et les anges, de sa droite et de sa gauche, ont su, enfin, s'il a encore du poil, ou s'il est chauve.

À ma droite, mon amie — c'est elle, elle, qui était passionnée par cette question de rythme, concentrée, n'en perdait pas une. À ma gauche, une agitée, debout dès le troisième morceau, sans aucun doute, « Supreme Being » (Il n'existe qu'un seul être suprême — un seul, etc.), comme les trois quarts du public, n'en pouvait plus de se tortiller n'importe comment. C'est à peu près à ce moment que la théorie du rythme d'ibn Butlan est tombée, et peut-être moi avec, c'est certain.

Je ne sais pas si mon amie de droite cherche toujours à savoir, ce qui, dans le sang ou dans la peau doterait d'un talent rythmique. Ma compagne, je peux même dire la femme de ma vie, tant il en est déjà passé plus qu'il n'en reste de temps, est rythmiquement toujours aussi désordonnée. Ça grince, le métro repart, Saint-Michel, Saint-Germain, Odéon, Saint-Sulpice, on est en retard.

Chance, le concert est plus en retard que nous. Il y a encore deux longues files d'attente, dehors ; dedans, c'est déjà pratiquement comble. L'immense vaisseau est dans une pénombre relative, les techniciens s'activent, pressés précis. Une fine poussière dorée semble emplir tout le volume de la nef. C'est que les lumières de Rod Nicoll commencent à balayer la pénombre, en projetant des éclats et des élancements de lumière, d'un soleil virtuel, s'éclatant dans des vitraux imaginaires.


                                                                photo Marciella Barbieri

Du fond de la nef, la rumeur lointaine, mais croissante, des applaudissements, longue salve sans force, finit dans un crépitement général, qui s'éteint rapidement, sans grande conviction. Le public manifeste ainsi son impatience deux ou trois fois. C'est à cause du métro, qu'on doit porter une montre maintenant, l'heure vissée au poignet, ça doit s'imprégner dans la peau.

Liz McComb apparaît. Contrairement aux affiches et à la jaquette de son CD, étales de blancheur, supposée angélique, elle est tout du noir d'une belle robe ouvragée, elle avance lentement sur la scène, invite Odile Abrelle à rejoindre sa harpe, l'instrument du roi David, le chef de la musique biblique.


Le roi David à la harpe


Odile Abrelle à la harpe


En équilibre au plafond de la cathédrales de Trèves

Le musicologue ricane, il est convaincu qu'il n'y a pas de musique sacrée. Cela est même paradoxal, car un concert de musique sacrée est un concert en l'absence des sacrements. Les saints docteurs de l'église, n'ont pas trop canonné la musique, sauf qu'ils en avaient un peu peur, comme des femmes, car la jouissance musicale pouvait détourner de la méditation sur la parole révélée, qui est d'abord avant tout. Non, cela est un concert de louanges. Louanges à Dieu et à l'amour, sans aucun doute, mais aussi flatterie des sens... parce que quand même. Qui écoute encore les jérémiades de ces rabats joie, qu'étaient les pères de l'Église ?

Les instruments de musique ont été bannis de l'office, en grande partie pour démarquer l'office des pratiques populaires, des paysans, les païens. Mais, les pratiques musicales, dans les récits bibliques ont certainement posé un problème. Les instruments cités par la bible sont devenus de purs symboles, relatifs aux humeurs de l'Éternel, et le concert réservé aux anges, dont on pouvait imaginer l'indicible musicalité céleste depuis le silence terrestre.


Le concert d'anges au complet : Odile Abrelle (harpe),
Christophe Guiot (violon) ; Jean-Philippe Audin (violoncelle)

Liz McComb, n'oublie pas, tout au long de son concert, avec modestie, de présenter ses musiciens. Une très bonne idée. Ils devront, d'ailleurs se présenter eux-mêmes. Maîtresse de cérémonie, chantant la louange, elle est aussi responsable de la communion. Dans le fond, elle perpétue la tradition familiale, puisque son père était pasteur, sa mère prédicatrice, et qu'elle a pris ses premières leçons de musique, en chantant dans la chorale de la petite communauté pentecôtiste locale. Mais au regard de cette Liz McComb biographique à laquelle on donnerait tous les saints du Paradis, et la naïveté en prime, il y a celle qui dégage la scène avec un sens de l'efficacité, pas plus ingénu qu'angélique.

Avec elle, sur scène, il n'y a pas que trois angelots à cordes, pour faire monter la mélodie au firmament. Il y a aussi les terrassiers de la soul, trois requins du jazz blues funk : Harold Johnson à l'orgue, Eric Vinceno, à la basse, et  Philippe Makaia aux percussions.


De gauche à droite : Eric Vinceno, Liz McComb (piano), Bertrand Richard,
Jean-Philippe Audin, Christophe Guiot, Philippe Makaia, Harold Johnson

Entre les anges gentils et les anges féroces, il y a le piano, tantôt avec Bertrand Richard, qui a composé les arrangements, tantôt, quand ça cogne et blues, avec Liz McComb, ou Harold Johnson. C'est le piano qui fait le lien entre le ciel et la terre. Plutôt que d'affirmer d'emblée la fusion, peut-être, avant d'y arriver, aurait-on pu jouer sur l'opposition, entre le concert d'anges et le blues des mécréants. Parfois, on ressent un léger malaise, parce qu'il semble que Bertrand Richard, qui a pourtant fait ses classes dans le jazz rock et la soul, est chassé du piano, quand les choses sont « sérieuses ».


Liz McComb et Bertrand Richard

... L'Hymne à l'amour (cliquer sur les photos)

Si le piano intercède entre ce qui est conventionnellement appelé le « savant » et le   « populaire », même si Bertrand Richard est le compositeur des arrangements, Harold Johnson, aussi imposant que son instrument, donne, côté instrumental,  le ton, le feeling,  de bout en bout, de son magistral travail dans les dessous, souvent discret, toujours tendu, avec son « B3 » (le roi des orgues Hammond) : On s'y croirait tant on y est, en plein dans le son, avec les alternances rapides et lentes du « Leslie », dont on ne se lasse pas, comme des entrées théâtrales de chœurs, qui font toujours de l'effet.

La cabine Leslie, est un appareillage de projection de son, où deux trompes haut-parleurs, tournent, à l'horizontale, comme des ailes d'un moulin. Depuis l'orgue on peut en commander la vitesse. Lent, le son « tourne », rapide, on obtient un « vibrato vibrant » (le « chorus » des boîtes d'effet des guitaristes d'aujourd'hui). Dans les deux cas, la transition d'une vitesse à l'autre, provoque une sensation de radicalité et de sensualité.


Harold Johnson et son B3

 ... Let's Go Back (cliquer sur la photo)

Ma compagne, se trémousse sur sa chaise, à son rythme si particulier, étranger à la musique que nous entendons, et pourtant. On n'a plu l'âge de trop en faire. Le public est d'ailleurs assez sage, ne hurle pas vraiment « Yeahhh », quand on lui demande « Say Yeahhh  ! ». On n'est pas dans le débordement rhythm and blues funky à la James Brown, ni véritablement dans la transe du gospel, avec un prédicateur lance-flammes. On oscille entre tout cela, en restant, c'est indéniable, dans les horizons Liz McComb.

Si vous cherchez un disque de Liz McComb, dans les bacs d'un marchand de disques ou sur les rayonnages d'une discothèque, vous constaterez qu'ils sont éparpillés, ici dans la catégorie jazz, là dans celle du blues ou encore dans le gospel. Et pourtant, il y a bien un genre Liz McComb, il y a bien une Liz McComb, entre un James Brown, sans la rugosité vulgaire, un Ray Charles sans les paillettes hollywoodiennes, une Ella Fitzgerald, moins fondue dans les mélismes scat. Elle est gospel, toute la planète gospel, extensions, ramifications, filiations comprises, blues, très blues, très très blues, et jazz. C'est une grande famille, malgré les étiquettes commerciales.


Liz McComb. Photo Marciella Barbieri 

Liz McComb offre un spectacle de ferveur, ou couve le feu sacré, sa manière puissante d'attaquer le piano, dit l'envie de consistance. Elle a l'art, et la capacité, de maintenir la tension, d'éviter les temps morts ou les moments relâchés.

Liz McComb a vocalement les moyens de ces explorations. Elle a une magnifique voix, puissante, de mezzo soprano, qu'elle maîtrise parfaitement dans tous les registres, toujours expressive de cri au chuchotement, du grain pur à la raucité. Cette virtuosité, qu'elle ne met pas directement en spectacle, lui permet de jouer avec une grande quantité de registres, de la prière chargée d'émotion intime — le velours de sa voix grave, notamment dans les longues tenues, fait merveille, à l'explosion extravertie, pour chauffer la salle, qui fait crier « yeahhh », frapper des mains ou se lever, pour mieux participer.


... The Lord's Prayer (cliquer sur la photo)

Voilà, les louanges sont montées, mais il n'est rien tombé du ciel. Qu'aurait-il pu tomber ? Des pierres ? Nous sommes rentrés lentement à pied. C'est plus lent que le métro, mais ça ne met pas en retard à cause des arrêts intempestifs. Saint-Sulpice, Odéon, Saint-Germain, Saint-Michel, Châtelet, Hôtel de ville, une pizza pourrie, Saint-Paul et ainsi de suite. Paris est un magnifique blues.

Jean-Marc Warszawski
5 octobre 2009

Liz McComb The Sacred Concert

Le site de Liz McComb, généreux en musique, vidéos et photos

On y trouvera même une radio LizMcComb

Et une boutique en ligne, bien entendu

 

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1. Ibn Butlan, Abul Hasan al-Mukhtar ben abdum ben sadum al-Baghdadi, vers 1001-1066.

2. Saxophones : Johnny Hodges, Harry Carney, Harold Ashby, Paul Gonsalves, Russel Procope. Trompettes : Cat Anderson, Cootie Williams, Willie Cook, Mercer Ellington, Harold Johnson. Trombones : Lawrence Brown, Chuck Connors. Contrebasse : Victor Gaskin. Batterie : Rufus Jones. Vocal : Tony Watkins. Orgue : Wild Bill Davis.

Les Swingle Singers : sopranos : Nicole Darde, Christiane Legrand, Claudine Meunier, Hélène Devos. Ténors : Ward Swingle, Joseph Noves. Basses : José Germain, Jean Cussac.

3. Rufus « Speedy » Jones, né à Charleston le 27 mai 1936, mort à Las Vegas le 25 avril 1990. Il a joué dans les ensembles de Lionel Hampton, au milieu des années 1950, Henry « Red » Allen and Maynard Ferguson's Orchestra, de 1959 à 1963, pour passer chez Count Basie jusqu'en 1966, puis chez Duke Ellington, jusque dans les années 1970. Des problèmes d'arthrite ont mis fin à sa carrière dans les années 1980. Son fils, Lebrew, arrêté en 1987, a été accusé, certainement injustement, de meurtre en 1989, et a purgé une peine de 22 ans de prison.


Références / musicologie.org 2009

 

 

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